Une spiritualité entre soufisme naqshbandi et santmat hindouiste
Les soufis sont organisés en confréries (tarîqa : chemin, voie) conduites par un maître spirituel (chaykh, ou pîr en Inde), rattaché à une "chaîne" (silsilah) qui représente sa généalogie spirituelle depuis le prophète Mahomet. Les enseignements de Lalaji proviennent de la tarîqa naqshbandie dont il est le 35ème représentant après Mahomet.
- Bahâ’uddîn Shâh Naqshband (1318-1389), originaire du Turkestan, est à l’origine de la création de la confrérie de la Naqshbandiyya. Très influente, au travers de la "méditation silencieuse du cœur", elle a répandu son influence de la Turquie à l’Inde, en passant par le Caucase et l’Asie centrale.
- Baqi Billah (1515-1592) l'a introduite en Inde, préparant sa ramification en Naqshbandiyya Mujaddidiyya. La conquête de l'Inde par Bâbur, descendant de Gengis Khan et fondateur de la dynastie des Grands Moghols, a favorisé l'essor de cette tarîqa.
- Mirzâ Mazhar Jân-i Jânân "Zanzana" (1699 ou 1701-1781), grand poète mystique connu pour sa sympathie pour les hindous, crée une nouvelle ramification de l'ordre, la Mazahariyya, tentative de syncrétisme entre les 4 grandes confréries soufies indiennes (Suhrawardiyya, Chishtiyya, Qâdiriyya et Naqshbandiyya) et certains enseignements traditionnels hindouistes. Zanzana pensait que les avatars du dieu hindou Vishnu étaient des prophètes et que les Védas étaient une création divine. Son ordre s'est implanté durablement dans l'Uttar Pradesh, région nord de l'Inde.
- Mawlana Fazl Ahmad Khan dit "Hujur Maharaj" (1838 ou 1857-1907), né à Raipur dans le district de Farukhabad, enseigne indifféremment la spiritualité aux hindous, musulmans et chrétiens. Pour lui, les rituels religieux n’ont aucun lien avec la vie spirituelle. Il choisit un hindou non converti à l’Islam, Ram Chandra Lalaji, pour lui succéder.
La spécificité du soufisme indien est une sorte de syncrétisme entre Islam et Hindouisme. Le yoga semble avoir particulièrement influencé les soufis entrés en contact avec le mysticisme hindou. Considérés l’un et l’autre comme des renonçants, soufi et yogi remplissent les mêmes rôles : guide dans le parcours de la voie mystique et intercesseur entre Dieu et les croyants. Un parallèle existe aussi entre le fanâ (extinction soufie) et le nirvâna, même si les deux phénomènes ne sont pas identiques. Tous deux impliquent la disparition de l’individualité, mais le nirvâna signifie l'extinction de tout désir, tandis que le fanâ est accompagné de la baqâ, la vie éternelle en Dieu. Les saints musulmans remplacent les nombreux dieux des hindous et les croyances populaires hindoue et soufie se rejoignent autour des pèlerinages vers les sanctuaires et les dévotions effectuées sur les tombes des saints musulmans morts (mot persan dargâh).
La spécificité de la Naqshbandiyya réside principalement dans le dernier de ses onze principes, Wuqûf qalbî (conscience du cœur), qui prône la "méditation silencieuse du cœur", qui consiste à diriger son cœur vers la présence divine. Les naqshbandis sont aussi connus comme les "soufis silencieux", ils croient au dhikr (souvenir de Dieu) et au sohbat (rapport intime entre l'étudiant et le précepteur). Voie d'accès privilégiée à Dieu, le dhikr est en effet prescrit pour éviter les turbulences du cœur. Le but est le renoncement au monde, en vidant le coeur des préoccupations terrestres pour mieux approcher Dieu et parvenir à l'anéantissement (fanâ).
Hujur Maharaj aurait enseigné ces techniques à Lalaji en lui disant qu'elles venaient des hindous qui les avaient oubliées : "Come to me. I shall teach you spirituality. It belonged to hindus but they no more has it". Il proviendrait d'une pratique prônée par la Bhagavad Gītā, utilisant les enseignements de Patanjali, Kabir et du Guru Nanak Devji. Hujur aurait d’ailleurs assidûment fréquenté son contemporain Swami Brahmanand, l’un des pères spirituels du Santmat hindouiste, qui parlait de lui comme du gouverneur spirituel de Farrukhabad.
Le Santmat est né dans le Nord de l’Inde au XIIIème siècle autour des figures marquantes de Namdev et Ramananda. Il s’est développé au XVème dans la région de Bénarès avec la première génération des Sants, tels Kabir et Ravidas. Théologiquement, ils se distinguent par une double spécificité : la dévotion amoureuse à un principe divin sur le plan spirituel, ainsi que par un égalitarisme qui s’oppose directement aux castes indoues et à la différenciation entre hindous et musulmans sur le plan social. Selon certains, Baqi Billah aurait pratiqué et diffusé leur méthode, Lalaji serait le premier saint hindou des temps modernes à avoir ravivé cette ancienne méthode perdue. Selon d’autres, le mouvement des Radhsoamis serait le principal dépositaire de la tradition des Sants et de leurs enseignements.
L’enseignement de Lalaji
Lalaji a rencontré son maître Hujur Maharaj pour la première fois en 1891. Celui-ci l’a initié à son enseignement soufi le 23 janvier 1896, puis désigné comme son successeur à la tête de la lignée le 11 octobre 1896. Lalaji a pratiqué son enseignement spirituel jusqu'en 1931.
Cet enseignement repose sur la "méditation silencieuse du cœur", qui consiste à diriger son cœur vers la présence divine. L’aspirant spirituel n’a aucun effort conscient à faire autre que méditer. Le maître est seul responsable de l’élévation spirituelle de son disciple jusqu'aux plus hauts états (la région centrale) grâce à son propre pouvoir, la transmission spirituelle de cœur à cœur.
Il est accessible à tous, sans abandonner la vie familiale et en un court laps de temps, grâce au maître qui les accompagne.
Le message de Lalaji résumé en 8 points :
1.La prière est la nourriture de l'esprit humain
2.Sentir la présence (du Gourou ou de Dieu) à tout moment et dans toutes les situations constitue la véritable connaissance
3.Être heureux en toute situation est la quintessence du devoir des êtres humains
4.Ne blesser personne et maintenir son coeur à l'abri des désirs
5.Éviter la compagnie des non-croyants
6.Il n'y a aucune raison de poser. Notre objectif est que notre Gourou ou Dieu reste heureux et de vivre selon sa volonté
7.Lutter pour le service désintéressé pour l'espèce humaine et éviter de prendre l'aide d'autrui
8.Prier - Dieu, emplis moi de ta dévotion
Liens :
- Chaîne de généalogie spirituelle
- Lalaji
- Le Sahaj marg, un concept terriblement évolutif
Autres sources bibliograhiques :
sur le soufisme en Inde :
- R.K. Gupta : "Sufi saints and Sufism" - http://sufism.weebly.com/
Du même auteur : "Yogis in silence - the great sufi masters"
- Line Droel : "Le soufisme en Inde : la Chishtiyya et la Naqshbandiyya"
- Thomas Dähnhardt : "Change and Continuity in Indian Sufism" (A Naqshbandi-Myjaddidi Branch in the Hindu Environment) - 447 pages.
Islamic Heritage in Cross-Cultural Perspectives No. 3 - 2002 - ISBN : 8124601704 (Résumé)
- B.B. Basuk : "Lakshvedhi Genealogy", 1985 (3ème édition, en anglais), une chronologie généalogique des saints dans l’ordre des Naqshbandia Mujaddidia
- Marc Gaborieau : "Le soufisme et les confréries dans l’Inde contemporaine" Communication présentée au Colloque international Le rôle su Soufisme et des confréries musulmanes dans l’islam contemporain. Une alternative à l’islam politique? Turin, 20-21- 22 novembre 2002
http://www.scribd.com/doc/21976196/Le-soufisme-et-les-confreries-dans-l%E2%80%99Inde-contemporaine
sur Sant Mat :
- Kabir, "The ocean of love", les différents types de maîtres et leurs niveaux spirituels
- Les livres des maîtres de la Sant Mat, tels Kirpal Singh, Baba Sawan Singh ou Soamiji Maharaj